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Tocqueville 2/4 : Le plus grand vice de la démocratie est l’individualisme

Nous avons parlé dans la partie 1 de la continuité troublante entre démocratie et dictature, avant de conclure que le seul espoir pour nous préserver des trois formes de despotisme en démocratie (de l’Etat, des grandes entreprises, de la majorité), n’était non pas de rétablir une aristocratie « à l’ancienne » (sans aucune chance de réussite), mais de parvenir à faire émerger de la liberté dans la démocratie. Nous allons montrer dans cette deuxième partie que le frein le plus puissant à la liberté démocratique est l’individualisme. Au lieu de nous garantir toutes les formes de liberté qu’il nous promet, l’individualisme nous conduit au contraire à la servitude la plus totale. Nous allons tout de suite définir ce que nous entendons ici par individualisme. Mais revenons un instant à un extrait que nous avions relevé à la fin de notre 1er article, qui devrait illustrer assez clairement notre propos:

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ; je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie IV, Chapitre 6: Quel espèce de despotisme les nations démocratiques ont-elles à craindre?

Ce n’est pas un hasard si despotisme et individualisme sont intimement reliés dans ce tableau final dépeint par Tocqueville. Mais qu’est-ce que l’individualisme, précisément?

Qu’est-ce que l’individualisme?

La citation ci-dessus pourrait presque suffire à elle-même pour définir l’homme individualiste. Les hommes sont chacun « retirés à l’écart », « étrangers à la destinée de leurs concitoyens », exceptés « ses enfants (sa famille) et ses amis particuliers » qui « forment pour lui toute l’espèce humaine ». « Il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul ». Ajoutons que l’individualisme ne doit pas être confondu avec l’égoïsme. L’égoïsme est une passion humaine, alors que l’individualisme est un sentiment froid et réfléchi, intériorisé, qui consiste à un repli sur soi et ses proches. Un individualiste, c’est finalement quelqu’un qui ne se soucie que de lui, de son bien-être, des gens qu’il fréquente, et qui ne va pas plus loin. L’individualiste n’est pas forcément égoïste, il peut au contraire être bienveillant avec autrui quand la situation se présente. Il est capable de la plus grande des générosités lorsqu’il s’agit de personnes ou d’activités qui le concernent directement. En particulier lorsque cette générosité peut être affichée devant tout le monde, et peut lui apporter reconnaissance et louanges (hypocrisie).

Mais s’agit-il de penser sincèrement au collectif, à des individus qu’il n’a guère l’habitude de fréquenter, parfois même de défendre sa propre culture ou civilisation, l’individualiste perd toute empathie: ce n’est pas son problème. Les seules actions que l’individualiste consent ponctuellement à réaliser pour le bien de tous sont celles qui lui sont dictées par la majorité. En effet, s’y soustraire lui procurerait trop de tracas et serait une atteinte à son bien-être personnel. Ainsi, même lorsque l’individualiste parle ou agit au nom de tous, c’est toujours par conformisme pour augmenter son propre bien-être social.

Selon Tocqueville, l’individualisme est un trait de caractère général des démocraties. La quasi-totalité des hommes démocratiques sont plus ou moins individualistes. Y a-t-il alors un sens, direz-vous, à analyser les « dangers » d’un phénomène social qui est déjà omniprésent? La réponse est oui, car ce phénomène peut encore s’accroître. L’individualisme peut encore progresser, et c’est des conséquences de sa progression dont nous voulons alerter.

L’individualisme démocratique conduit à une recherche du bien-être matériel à tout prix

Dans son essai, Tocqueville mentionne et assimile souvent deux concepts : l’individualisme et l’amour du bien-être matériel. Cette dernière expression, « amour du bien-être matériel », est un corollaire de l’individualisme démocratique. En effet, l’amour du bien-être matériel c’est la recherche privilégiée du confort, de la tranquillité, du plaisir, le plus souvent apporté par la richesse, mais pas forcément. Or, toutes ces choses recherchées: le confort, la tranquillité, le plaisir, la richesse… renvoient à l’individu, et non au collectif. Mais, direz-vous, en quoi serait-ce problématique de vouloir toutes ces choses? Eh bien, revenons à notre définition: l’amour du bien-être matériel, corollaire de l’individualisme, c’est la recherche privilégiée du confort. Nous venons de parler du « confort », peut-être faut-il se pencher également sur les termes « recherche » et « privilégiée ».

Cela peut nous paraître très étrange aujourd’hui puisque nous baignons désormais dans ce mode de vie, mais les sociétés qui nous ont précédés n’avaient aucunement cette recherche privilégiée du confort. D’abord, la séparation fatale (ou presque) des classes sociales, avec une noblesse d’un côté, et un tiers-État de l’autre, impliquait que personne ne comptait vraiment sortir de sa condition. Nos ancêtres ont vécu pendant des siècles au sein de classes sociales relativement hermétiques. Un noble disposait à sa naissance du confort ; un roturier n’en disposait point (ou du moins, son confort était moindre). Autrement dit, la recherche du bien-être matériel était sans doute limitée : soit on l’avait, soit on ne l’avait pas et on y renonçait car on ne pouvait espérer changer de condition.

Le régime démocratique rebat les cartes et donne la possibilité et la perspective à chacun d’améliorer son bien-être matériel. En effet, puisque les hommes ont des droits égaux, chacun peut espérer augmenter son confort. Chacun peut donc désormais rechercher le confort.

Le coeur du problème : l’individualisme amollit les citoyens et les détourne de la politique

Mais cette intention louable de vivre une vie plus agréable se retrouve problématique dans la mesure où elle devient, pour la plupart des hommes, non pas une chose secondaire de l’existence humaine, mais bien une quête existentielle : s’enrichir davantage, éprouver toujours plus de plaisir, voilà le but que se sont fixés une majorité d’individus en démocratie. Cette recherche privilégiée du bien-être matériel se fait au détriment du bien-être de tous, mais, par malchance, ceux qui sont les plus concernés par cette recherche obstinée du plaisir n’en subissent pas encore les conséquences, et n’ont sans doute même pas vraiment conscience du problème. Précisons bien notre propos : ce n’est pas la recherche individualiste du plaisir ou de la richesse qui est problématique, c’est le fait que cette recherche devienne une priorité, alors que la priorité devrait être d’assurer le bien-être de tous. Voilà ce que nous dit d’ailleurs Tocqueville dans le tome II:

Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues ; c’est de les absorber entièrement dans la poursuite des jouissances permises. Ainsi, il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie II, Chapitre 11 : Des effets particuliers que produit l’amour des jouissances matérielles dans les siècles démocratiques.

Nous reviendrons dans la partie 4 sur le « matérialisme honnête » dont parle Tocqueville, car il y a beaucoup à dire sur l’évanouissement de la spiritualité dans les siècles démocratiques. La dernière partie de la deuxième phrase est particulièrement intéressante ici. La recherche privilégiée des jouissances ne rend pas les hommes méchants, mais elle les « amollit » silencieusement. Voilà le coeur du problème. Nous avons déjà mentionné dans la partie 1 que l’individualisme était un facteur de soumission. Nous comprenons ici mieux pourquoi. L‘individualisme et la recherche à tout prix de leur propre bien-être matériel contribuent à détourner les hommes des affaires publiques, de la politique, et donc de leur propre destinée. 

Lorsque l’on examine la vie d’un homme démocratique, on s’aperçoit d’ailleurs de toute une série d’obstacles à son implication politique et citoyenne. Le travail, la famille, les loisirs toujours plus nombreux et alléchants, leur prennent déjà la majorité de leur temps. Qu’en ont-ils donc à faire de la politique, eux qui ne sont d’ailleurs réellement sollicités qu’une fois tous les cinq ans?

D’ailleurs, comment expliquer que dans un pays démocratique comme le nôtre, le vote ne soit toujours pas rendu obligatoire? Que le vote blanc ne soit pas reconnu? Tout semble fait pour que les hommes s’impliquent de moins en moins dans la destinée de leur pays. Qu’elle leur semble de plus en plus inaccessible et incompréhensible. Et comme le dit si bien Tocqueville :

L’homme est ainsi fait qu’il préfère rester immobile que marcher sans indépendance vers un but qu’il ignore.

De la démocratie en AmériqueTocqueville, Tome I, Partie I, Chapitre 5: Nécessité d’étudier ce qui se passe dans les États particuliers avant de parler du gouvernement de l’union.

Telle pourrait être la devise des abstentionnistes… Ainsi, le meilleur moyen d’endormir les hommes est de les déresponsabiliser. Soumis, aveugles à leur propre destinée, ils n’ont aucun intérêt à s’impliquer davantage.

L’individualisme est donc une menace directe à la démocratie

En créant une masse de citoyens indifférents à la politique, on altère la démocratie. Ce désengagement croissant de la politique se traduit notamment par la progression de l’abstention aux différentes élections. Vous trouverez ci-dessous les courbes d’évolution du taux d’abstention pour les élections présidentielles, législatives, municipales, régionales, départementales et européennes en France sous la Vème République, au 1er tour ainsi qu’au 2nd tour le cas échéant. Voici la remarque générale que nous pouvons tirer de ces courbes: hormis les élections départementales et européennes, toutes les courbes affichent une augmentation nette du taux d’abstention. Pour les élections départementales et européennes, il n’y a pas de tendance claire, mais le taux d’abstention y est déjà suffisamment inquiétant: il est en moyenne sur la période considérée de 40% pour les départementales (deux tours confondus), et de 51% pour les européennes !

Source : Ministère de l'Intérieur.
Source : Ministère de l'Intérieur.
Source : Ministère de l'Intérieur.
Source : Ministère de l'Intérieur.
Source : Ministère de l'Intérieur.
Source : Ministère de l'Intérieur.

Ces courbes sont inquiétantes. Non seulement, les taux d’abstention sont tous élevés, quelle que soit l’échelle politique : ville, département, région, pays, Europe, mais encore ces courbes continuent de croître. Il n’est pas rare d’entendre dire que si l’abstention est forte, c’est parce que ce sont « toujours les mêmes » qui se présentent, et que l’offre politique ne plaît pas aux Français. Je ne suis pas de cet avis, car si c’était le cas, on aurait des tendances décorrélées pour les 1er et 2nd tours. L’offre politique me semble suffisamment variée au 1er tour de chaque élection, or, on constate que l’abstention au 1er tour augmente avec le même rythme qu’au 2nd tour. Il y a bien un désintéressement évident des citoyens pour l’élection de leur représentant, celui-ci est croissant et il est le reflet d’un désintéressement de la vie politique en général. Un rapport de la Fondation pour l’innovation politique portant sur l’abstention fait le même constat pour l’ensemble des démocraties occidentales : (https://www.fondapol.org/etude/rapport-pour-lassemblee-nationale/)

Loin de se cantonner à la France, la baisse de la participation électorale gagne la quasi-totalité des démocraties occidentales, l’étude de ce phénomène appelant dans ce cadre une comparaison élargie aux autres pays.

Rapport pour l’Assemblée nationale sur l’abstention. Mission d’information visant à identifier les ressorts de l’abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale. Fondation pour l’innovation politique. Novembre 2021.

Cette baisse de l’implication citoyenne politique est une menace à la démocratie. Par définition, si de moins en moins de citoyens votent ou s’intéressent aux conséquences de leur vote, la légitimité démocratique de leurs élus est d’autant diminuée. Par exemple, le peuple français voudrait-il vraiment d’un Président élu par moins de 40% des citoyens, et ayant de surcroît voté sans réfléchir, ou « par défaut »? Souhaite-t-il vraiment accepter les lois votées par des députés élus par moins d’un Français sur deux ? Finalement, me direz-vous, peut-être que oui. On dit bien qu’ « un peuple a le chef qu’il mérite ». Si le peuple se désintéresse des représentants qu’il est censé élire, c’est qu’il considère que ses représentants n’ont aucune importance. Le peuple en subit les conséquences: il n’y a pas de hold-up de la démocratie, la démocratie se dissout d’elle-même car elle n’assume plus ce qu’elle était censée être : une société de citoyens éclairés délibérant des affaires publiquesLe boulevard est alors ouvert aux despotes démagogues dont les mensonges ne sont plus détectés par les citoyens endormis et soumis

Le problème du choix du meilleur représentant est de surcroît extrêmement difficile. Même en s’impliquant activement dans la vie politique, comment être assuré que le représentant que nous choisissons tiendra parole, et s’il tenait parole, que les mesures qu’il porte sont bonnes pour la société ?

Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! Les plus grands génies s’y égarent, et la multitude y réussirait ! Le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent. […]

Il m’est démontré que ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. Le vote universel a d’autres avantages, mais non celui-là.

De la démocratie en AmériqueTocqueville, Tome I, Partie II, Chapitre 5 : Du gouvernement de la démocratie en Amérique.

Ainsi, à l’individualisme qui détourne les hommes de la politique, s’ajoute la difficulté additionnelle de l’expertise des propositions des candidats. Il faut sans doute admettre que la démocratie n’est pas vouée à être une société d’experts. Nous reviendrons dans la partie 3 sur la question de l’expertise et de l’autorité intellectuelle en démocratie. Mais pour le moment, il est nécessaire de comprendre que la première des priorités est de lutter contre la somnolence citoyenne des individus. L’expertise des citoyens ne doit pas être un frein à leur réinvestissement dans le champ politique ; au contraire, plus on les implique, plus leurs lumières ont de chance de s’accroître. L’implication politique des citoyens engendrerait donc un cercle vertueux à plusieurs égards.

Combattre l’individualisme par la responsabilité citoyenne

Nous venons de le voir, l’individualisme est une menace mortelle à la démocratie. Une solution, pour Tocqueville, est de redonner une réelle responsabilité citoyenne aux habitants. Cela pourrait être de traiter de certaines affaires locales, par exemple, ou même les solliciter plus régulièrement sur l’évolution de leur ville ou de leur quartier. Il n’y a qu’en donnant une responsabilité aux hommes que ceux-ci peuvent retrouver le goût des affaires publiques. C’est la raison pour laquelle Tocqueville prône la décentralisation administrative. Certes, il doit y avoir une centralisation gouvernementale pour ce qui a trait aux lois de la nation. Mais, pour ce qui concerne l’échelle locale, il est nécessaire d’impliquer davantage les citoyens. Et c’est en s’impliquant à l’échelle locale, que le citoyen s’éclaire sur des problématiques nationales (qui a priori l’intéressent moins). On comprend souvent mieux le général à partir du particulier. C’est aussi une manière de prendre conscience des réalités, des problèmes concrets, et d’éviter d’être manipulé par des idées faussement simples. Enfin, on sait tous que prendre des responsabilités c’est adopter une nouvelle posture face aux événements. Plutôt que de manifester son mécontentement, les hommes seraient davantage amenés à agir politiquement, de la même façon que l’adulte arrête de se plaindre en grandissant. Encore une fois, cette maturation citoyenne des individus démocratiques n’est possible que si on leur confie davantage de réelles responsabilités.

Cette solution est un antidote à l’individualisme: en s’intéressant aux affaires publiques, les hommes s’intéressent aux autres, et des liens se créent.

Combattre l’individualisme par l’implication des citoyens aux affaires publiques est peut-être plus simple qu’on ne le croit. Car, en démocratie, si les hommes sont réellement individualistes, alors chacun a intérêt à ce que la sphère publique fonctionne pour pouvoir se complaire dans sa sphère privée. L’individualisme, à condition qu’il soit éclairé, peut donc s’auto-réguler: l’intérêt général s’aligne de toute façon avec l’intérêt privé. Mais la difficulté est la suivante : il faut faire prendre conscience aux gens qu’ils ont profondément intérêt à ce que les biens communs (l’éducation, la santé, l’ordre, l’environnement par exemple) soient respectés. Certes, ce n’est pas solliciter dans le coeur de l’homme une noble vertu, mais cet utilitarisme est peut-être l’unique manière d’assurer le bon fonctionnement d’une société déjà fortement individualiste. Le défi à relever est alors d’éveiller le citoyen à des problématiques qui sont moins directement connectées à ses intérêts, mais qui le sont de façon indirecte.

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