Kant : Une réponse à vos questions métaphysiques
Avons-nous une âme ou ne sommes-nous que des atomes ? Dieu existe-t-il ? L’espace et le temps sont-ils infinis? Qu’est-ce qui a créé le monde puisque dans la nature tout phénomène a une cause? Sommes-nous vraiment libres ou seulement déterminés par les lois de la nature ? … Ces questions sont universelles dans la raison humaine. Et c’est la raison pour laquelle la Critique de la raison pure, malgré son aridité de lecture, est un ouvrage universel. Je vais tenter d’exposer ici les principes fondamentaux de l’oeuvre.
Le but de la Critique de la raison pure n'est pas d'élargir la connaissance humaine, mais de déterminer ses limites
Dans cet essai, Kant tente de répondre à la question Que puis-je savoir? Si Kant avait eu la réponse définitive aux questions mentionnées ci-dessus, sans doute aurait-il été plus populaire. Mais au contraire, dans la Critique de la raison pure, Kant déconstruit les débats psychologiques, cosmologiques et théologiques en affirmant d’un ton certain la chose suivante : ces débats sont parfaitement stériles car ils échappent à la portée de la connaissance humaine. L’approche de Kant n’est cependant pas sceptique, dans la mesure où son oeuvre n’est pas un abandon de la raison à résoudre ces questions fondamentales, mais plutôt une détermination certaine de ses limites. L’approche semble honnête: avant de se poser des questions, n’était-il pas évident qu’il faille en premier lieu savoir ce qu’il nous est possible de connaître? Avant de répondre à la question « Que puis-je savoir »? , il faut d’abord comprendre comment nous nous formons notre connaissance du monde.
L'espace et le temps ne sont pas des choses en soi dans le réel, mais des catégories de l'entendement humain
Kant apporte ici une réponse tranchante aux interminables questions sur la nature du temps et de l’espace. En fait, l’espace et le temps, ce sont des catégories de l’entendement qui permettent de mettre en forme les phénomènes qui nous apparaissent. L’espace et le temps ne sont donc pas des objets mais sont les principes mêmes de représentation des objets. Pour le formuler d’une dernière manière : les phénomènes nous apparaissent dans l’espace et dans le temps, mais l’espace et le temps ne sont pas eux-mêmes des phénomènes. Ce sont en quelque sorte des logiciels de l’intuition sensible humaine, et il ne pourrait en être autrement car si l’espace et le temps étaient des objets naturels indépendants de notre intuition, d’où nous viendrait notre capacité à nous représenter les choses dans la durée et dans l’espace? Il faut donc bien que l’espace et le temps soient a priori dans l’homme, avant d’être dans la nature. L’espace et le temps mathématiques, tels qu’ils sont construits et utilisés en physique, ne sont en réalité qu’une formalisation de phénomènes qui nous apparaissent dans l’espace et dans le temps. Ainsi, nous pouvons décider qu’1 mètre corresponde à l’étendue empirique de tel objet, ou qu’1 cm corresponde à l’étendue de la trace laissée par notre mine de crayon pendant une certaine durée: toutes ces définitions supposent a priori que nous nous représentions la nature grâce à l’espace et au temps. De même, nous pouvons définir la seconde comme le temps qu’il faut à un pendule pour décrire une oscillation dans l’espace. Là encore, le logiciel espace-temps est nécessaire à la définition d’un temps universel.
L’espace et le temps sont donc les formes de notre intuition sensible.
Nous n'avons jamais accès aux choses en soi ("les noumènes") mais toujours à la manière dont elles nous apparaissent ("les phénomènes")
C’est l’élément fondamental de la Critique de la raison pure. Et en même temps, c’est le plus simple à comprendre. On ne perçoit pas immédiatement le réel, mais toujours par l’intermédiaire de nos sens d’abord (la vue, l’ouïe, le toucher etc) et surtout par l’intermédiaire des catégories de l’intuition et de l’entendement. Nous avons déjà vu que les formes de l’espace et du temps sont des catégories de l’intuition sensible, dont le rôle est de mettre en forme nos perceptions. Mais notre pensée est également structurée par des catégories logiques que Kant identifie dans le détail. Je ne vais pas toutes les citer, mais l’une d’entre elles, par exemple, est celle de la causalité. La causalité n’est pas dans la nature, mais c’est au contraire un mode de pensée spécifique à l’être humain qui lui permet de lier les phénomènes entre eux. Il est impossible, comme le prétendait Hume, que le concept de causalité ne soit dérivé d’une habitude dans l’expérience. En effet, d’où pourrions-nous alors tirer la nécessité dans quelques expériences ? Il faut bien un « logiciel » humain qui puisse formaliser la répétition habituelle des phénomènes naturels, par exemple la cire qui fond dans une bougie, pour en faire quelque chose de nécessaire, et non uniquement quelque chose de particulier. Quand Hume disait que la causalité n’était qu’une déduction dérivée de « l’habitude », il avait oublié de se demander ce qui rendait possible cette abstraction faite à partir de la répétition empirique.
En bref, la causalité est l’une des catégories logique de l’entendement humain, tout comme l’espace et le temps sont des catégories de l’intuition sensible. Elle appartient plus précisément au groupe des catégories de relation. D’autres catégories logiques de l’entendement sont: l’unité, la pluralité et la totalité (groupe de la quantité), la réalité, la négation et la limitation (groupe de la qualité), la possibilité, l’existence et la nécessité (groupe de la modalité). Tous ces « concepts », et il serait plus adéquat de les nommer comme Kant des catégories, formatent notre expérience sensible en phénomènes (ce qui nous apparaît, du grec phainomenon apparaître). Mais, ce qu’il y a avant ce formatage par l’intuition humaine, c’est ce qui nous est justement inaccessible car toujours transformé par nos catégories. Kant appelle cela les noumènes ou les choses en soi, c’est à dire en fait la réalité objective, indépendante de toute sensibilité ou entendement humain. Cette réalité est donc bien inaccessible à notre expérience, et donc à notre connaissance. D’où le paragraphe suivant.
Ne peut-être connu que ce qui peut faire l'objet d'une expérience possible (les phénomènes)
En conséquence, les limites de la connaissance humaine qui sont l’objet de cette Critique de la raison pure, sont exactement les limites de l’expérience possible dans les phénomènes. Cela étant admis, on peut comprendre qu’on ne peut avoir aucune connaissance de Dieu, aucune connaissance de l’infini de l’univers (s’il est infini, il est impossible d’en avoir une expérience dans un phénomène toujours fini), ni aucune connaissance d’une substance que l’on appellerait âme et qui serait immatérielle (tous les phénomènes s’inscrivent dans les lois de la nature matérielle).
Arrêtons-ici une critique que l’on pourrait faire à ce postulat que l’on ne peut connaître que ce qui peut faire l’objet d’une expérience. N’y a-t-il pas une connaissance mathématique qui ne se rencontre jamais dans l’expérience ? Une telle question est une illusion de la raison. Car les mathématiques se fondent, en réalité, sur l’intuition de l’espace et du temps. Pour compter, il faut séparer dans l’espace, et il faut une succession dans le temps, deux procédés qui renferment une expérience possible. Rien à voir avec l’appréhension empirique d’un espace infini ou de l’existence d’un être divin, qui sont impossibles. Toutes les mathématiques, et par conséquent la physique et les autres sciences naturelles qui l’utilisent, sont dérivées d’une intuition sensible (on retrouve cette idée chez Bergson également dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience). On a tendance à oublier cela parce que l’algèbre a symbolisé d’une manière universelle par des chiffres et des signes notre représentation de l’espace et du temps et les opérations de l’entendement qui s’y rapportent. Kant explique que les mathématiques fonctionnent par construction de concepts tandis que la philosophie et la métaphysique fonctionnent par concepts. Cette différence est fondamentale. Car on ne peut pas se tromper sur des concepts que l’on a soi-même construits. Dans le cas des mathématiques qui construisent des concepts à partir de la représentation de l’espace et du temps, il est possible d’avoir des axiomes (qui sont en fait des postulats indémontrables qui servent de base pour la construction de l’édifice), des définitions et des démonstrations à partir de ces axiomes et de ces définitions. Mais en philosophie transcendantale, comme on raisonne directement avec des concepts qui ne sont pas intuitifs (l’espace même, le temps, le monde, Dieu, la liberté etc), il est possible de dire tout et n’importe quoi qui ne soit jamais contradictoire avec notre intuition : la philosophie procède par preuves discursives (décorrélées de toute intuition), tandis que les mathématiques procèdent par preuves intuitives (l’espace). L’erreur qui est donc démontrable en mathématique, n’est jamais visible en philosophie.
Retour sur les questions fondamentales de la raison pure
Pour résumer la position de Kant sur les questions fondamentales, à la lumière des principes que l’on a exposés ci-dessus:
1- Sur la question de l’existence et des propriétés de l’âme, on ne peut rien dire puisque le concept d’âme, en tant que substance immatérielle, ne peut se rencontrer dans aucune expérience possible.
2 – Sur la question de savoir si l’univers en soi est fini ou infini dans le temps et dans l’espace. Il faut remarquer d’ores et déjà que la question est mal posée ou imprécise. Car si, par « univers », ou par « monde », on parle de la totalité des phénomènes dans l’espace et dans le temps, il faut bien admettre que l’univers n’est jamais un objet de l’expérience possible, mais une idée qui correspond à l’application de la catégorie de l’entendement de la totalité aux formes a priori de l’espace et du temps. Il est encore plus absurde de se demander si l’espace et le temps sont finis ou infinis, puisque, comme on l’a exposé plus haut, ce ne sont pas des phénomènes ni des choses en soi, mais de simples formes de représentation, qui n’existent que dans l’intuition sensible humaine (et sans doute dans celle des animaux). En revanche, si l’on considère comme univers l’ensemble des phénomènes qui peuvent nous apparaître indéfiniment, auquel cas il ne s’agit plus d’une entité en soi, mais bien d’une suite d’expériences humaines possible, il nous faut simplement admettre qu’il est impossible pour nous que l’univers soit fini dans le temps et dans l’espace, car cela supposerait l’existence d’une borne que l’entendement se précipiterait de dépasser. Nous ne pouvons donc qu’accroître indéfiniment notre observation et notre connaissance du monde, mais nous ne pouvons jamais formuler de propositions sur le monde en tant que totalité infinie (car alors il n’est plus un phénomène, mais juste une idée).
3 – Sur la question de savoir si la matière en soi peut être décomposée en substances simples indivisibles, ou si elle peut toujours être décomposée en substances plus petites. On remarque une analogie avec la question n°2, car de la question de l’infiniment grand, on passe ici à la question de l’infiniment petit. Il découle de cette analogie que cette question se traite de manière assez similaire à la question n°2. Le résultat est le même : si l’on considère la matière comme l’objet d’une expérience possible, alors celle-ci est forcément divisible car on ne se représente la matière que dans l’espace et toute matière possède donc une étendue et donc une subdivision. Mais si l’on décide d’extrapoler ce processus de division dans l’espace à une série infinie, on passe dans le domaine inaccessible à l’expérience, car, par définition, une expérience n’est jamais infinie. L’idée de l’infiniment petit n’est qu’une idée, et jamais un phénomène. Du reste, la matière en soi ne nous est jamais accessible, tout comme l’univers en soi, et il nous est tout à fait impossible de formuler une quelconque affirmation sur la structure de la matière en soi. On ne peut que chercher à observer, toujours plus loin c’est à dire là encore indéfiniment (mais pas d’une manière infinie), les phénomènes matériels qui n’en sont qu’une manifestation.
4 – Sur la question de savoir si nous sommes libres, ou si, en tant qu’êtres soumis aux lois de la nature, nous sommes déterminés par elles. Il faut là encore partir de la distinction entre noumènes (choses en soi) et phénomènes. Les deux propositions sont valables, selon ce dont on parle. Si nous parlons de nous-mêmes en tant que nous nous apparaissons comme phénomènes, il est évident que nous sommes soumis aux lois de la nature, comme tout autre phénomène. Nous sommes soumis à la loi de la gravité, comme toute matière. Cependant, si nous parlons de ce que nous sommes objectivement, c’est à dire en nous-mêmes, et indépendamment de notre sensibilité, alors il est impossible d’affirmer quoi que ce soit, et certainement pas que nous sommes soumis aux lois de la nature car celles-là ne concernent que les phénomènes. Notre être nouménal nous échappe totalement. Il est parfaitement possible qu’il soit capable d’être libre, c’est à dire d’initier une série de conséquences dans le monde sensible, comme il est parfaitement possible qu’il ne soit rien d’autre que notre être phénoménal, déterminé par la physique. Nous devons donc dire, pour conclure, qu’en tant que phénomènes nous sommes déterminés, mais qu’en tant que noumènes, c’est à dire en tant qu’êtres indépendamment de notre perception, il est possible que nous soyons libres.
5 – Sur la question de savoir si un être souverain (Dieu) existe, et sur ses caractéristiques, il est plutôt aisé de reconnaître que ce champ, celui de la théologie, n’appartient absolument pas à l’expérience possible. Cosmologiquement, la question n°2 peut conduire à la réponse positive à cette question. En effet, si toute conséquence à une cause, alors il faut bien postuler l’existence nécessaire d’une cause première, inconditionnée (c’est à dire qui elle-même n’a pas de cause), à l’origine du monde. Mais cette cause même, par son caractère inconditionné, échapperait à toute expérience possible qui obéit à la catégorie de la causalité. Il est impossible de prouver ou de réfuter l’existence de Dieu.
La Critique de la raison pure est-elle donc un aveu d'impuissance de la raison?
On rentre bredouille de cette aventure spéculative. Pour les cinq questions fondamentales de la raison pure qui se rapportent à l’âme, au monde, à la liberté et à Dieu, la raison pure avoue son échec à apporter une réponse positive ou négative. Cependant, il ne s’agit pas d’un échec total.
D’abord parce que Kant a ici éclairci ces questions en distinguant précisément, ce qui n’avait jamais été fait auparavant, ce qu’il est possible de connaître (les phénomènes), de ce qui est hors de portée de notre connaissance (les noumènes). Ensuite, parce que ce que Kant va démontrer dans sa Critique de la raison pratique, c’est que si la raison pure doit déclarer forfait dans son usage spéculatif (ou théorique), il en va tout autrement dans son usage pratique, c’est à dire dans son usage moral. Les idées que Kant met en évidence dans cet essai, par exemple la liberté ou l’existence de Dieu, ne se rencontrent certes jamais dans l’expérience et ne sont donc jamais connaissables. Pour utiliser les termes de Kant, ce ne sont donc pas des principes constitutifs de la raison humaine, mais ce sont des principes régulateurs qui, dans un sens pratique, sont d’un grand intérêt à l’homme. Si on ne peut pas prouver l’existence de la liberté, comment se fait-il que nous en ayons une idée? N’est-ce pas là un signe que l’idée de la liberté, si elle n’est jamais réalisable en pratique, doit au moins servir d’idéal à atteindre?