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Tocqueville 3/4 : Formation et diffusion des idées dans une démocratie numérique

L’évolution du système politique a profondément transformé la manière de penser des hommes. Durant les régimes aristocratiques, les idées étaient générées par une élite minoritaire et répandues dans toutes les classes sociales. La classe dominante faisait alors office d’autorité intellectuelle. L’égalité des conditions et la démocratie dissolvent cette autorité intellectuelle de classe: désormais chacun peut s’exprimer, augmenter ses connaissances, et diffuser de l’information à large échelle. Ce bouleversement dans la diffusion des idées et du savoir est analysé par Tocqueville, et c’est l’objet de cet article. 

Nous allons voir un paradoxe, un peu similaire dans la forme à celui que nous avons exposé dans la partie 1. Nous avions montré qu’en cherchant l’égalité de tous, la démocratie recréait spontanément de nouvelles inégalités, moins nombreuses mais plus fortes et peut-être plus dangereuses. Ici, nous allons voir qu’en généralisant la diffusion des informations, la démocratie crée de la désinformation. En donnant à chacun la liberté de s’exprimer, elle augmente certes le nombre d’idées, mais donne une importance démesurée à quelques unes et étouffe complètement toutes les autres, si bien que la vitalité intellectuelle de la société s’en retrouve considérablement diminuée. 

Bien sûr, Tocqueville n’a pas connu les réseaux sociaux. Nous allons cependant voir comment son analyse, que nous nous permettons d’extrapoler légèrement, s’applique parfaitement au monde numérique contemporain. Là encore, Tocqueville a fait preuve d’une incroyable justesse. 

D’où vient l’autorité intellectuelle dans une démocratie ?

Puisque le savoir et sa diffusion ne sont plus le privilège d’une minorité considérée comme légitime, la première question qui se pose est la suivante : en qui pouvons-nous faire confiance dans une démocratie? Question qui pose déjà problème. En effet, quand on essaye de chercher des exemples d’autorité intellectuelle, on se heurte souvent à de mauvais exemples: politiciens démagogues, commerçants prêts à mentir pour vendre leurs produits, médecins à la solde de laboratoires, études statistiques biaisées, « intellectuels » aux idéologies sulfureuses… on cherche vainement quelque chose de rassurant, des individus de confiance, et il nous semble au contraire que tout n’est qu’imposture. 

Il faut d’abord reconnaître que, du fait de la progression technique, le monde est devenu extrêmement complexe depuis la seconde moitié du XIXè siècle. Il y a aujourd’hui une multitude de champs de connaissance et donc autant d’ « autorités intellectuelles ». Le savoir, hier le privilège de quelques-uns, est aujourd’hui fragmenté à l’infini. Par ailleurs, à mesure que nos lumières ont progressé, nous avons dans le même temps pris la (bonne) habitude de vouloir comprendre le monde qui nous entoure, c’est-à-dire de rationaliser. Ce double phénomène de spécialisation infinitésimale de la connaissance, conjugué à un besoin accru de compréhension, doit nécessairement nous amener individuellement à une frustration intellectuelle et à un certain scepticisme. On ne peut pas tout savoir et on ne peut pas tout comprendre. Dans l’ensemble, les hommes sont donc individuellement très ignorants (relativement au champ total des connaissances établies). La bonne question est ensuite de savoir comment les hommes comblent cette frustration. Car, on a beau se plaindre que peu de gens soient érudits, cela ne nous empêche pas de penser, d’avoir des avis, de prendre des décisions, de glisser un bulletin dans l’urne. C’est bien que nous tirons nos croyances, à défaut de connaissances, de quelque part.

Dans l’ensemble, il n’existe qu’une seule autorité intellectuelle qui nous semble légitime et de laquelle nous acceptons les idées. Et cette autorité intellectuelle, c’est la majorité. C’est à dire les idées pensées et exprimées par la majorité des citoyens. Ajoutons que cette majorité idéologique peut être locale: c’est à dire qu’elle peut correspondre aux idées majoritaires dans une communauté ou un territoire donné.

Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie I, Chapitre 2: De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques.

Ces quelques lignes de Tocqueville sont exceptionnellement claires. La fin du régime aristocratique signe la fin de la confiance : puisque tout le monde est à égalité, il n’y a plus aucune raison de croire en l’individu. En revanche, comme nous l’avions précisé dans la partie 1, les croyances de la majorité des hommes deviennent la norme idéologique. En démocratie, l’autorité intellectuelle ne provient donc plus des élites mais de la majorité. C’est ce que nous avions déjà esquissé dans la partie 1 en indiquant que la démocratie était l’ère de la quantité, alors que l’aristocratie était l’ère de la qualité.

Cela ne signifie pas que toutes les élites ont disparu, nous en avons bien entendu encore dans beaucoup de domaines. Mais ce qui a changé, c’est le crédit que nous leur apportons. Comme celles-ci ne sont plus une classe « à part » et respectée, mais qu’elles sont (ou deviennent de plus en plus) des individus comme tout le monde, c’est toujours avec défiance et ressentiment que l’on consent à les écouter. Les hommes préfèrent écouter la voix du plus grand nombre qui leur semble plus légitime. On remarquera à ce sujet l’essor des critiques contre les élites, et des termes « élitiste » et « élitisme » qui ont souvent une connotation péjorative dans le discours de ceux qui les emploient. La remise en cause et la destruction progressive des élites fait partie du mouvement providentiel vers l’égalité des conditions postulé par Tocqueville et que nous avons exposé dans la partie 1.

L’abondance d’informations conduit à la désinformation : analogie de la salle résonante 

Nous avons vu que la démocratie place sa source de croyances au sein de la majorité. Nous allons examiner dans la suite les conséquences idéologiques de cette foi en la majorité. En effet, on pourrait bien se demander si la majorité ne peut pas aussi faire les bons choix, et si elle n’a pas la capacité de revenir rapidement sur ses erreurs. Nous avons déjà expliqué dans la partie 1 pourquoi il est faux, en démocratie, de considérer qu’une majorité a statistiquement plus de chances qu’une minorité de prendre la bonne décision. Nous avions alors évoqué deux points très importants pour justifier cela. D’abord, les hommes démocratiques ne pensent pas de manière indépendante, mais sont influencés par des sources communes : médias, intellectuels, influenceurs sur les réseaux sociaux etc. Ensuite, les idées adoptées par la majorité ont une puissance normative telle, qu’il est beaucoup plus simple de s’y soumettre que de chercher à les remettre en cause. 

Nous comprenons donc que les idées majoritaires ne sont pas forcément « bonnes », et qu’elles sont difficiles à remettre en cause. Ce qui nous intéresse dans toute la suite de cet article, c’est de comprendre comment ces idées majoritaires se forment, et dans quelle mesure de nouvelles idées qui seraient « meilleures » ont une chance de les renverser. L’analogie qui suit est personnelle, et n’est pas extraite de Tocqueville.

Pour répondre à ces questions, il faut se représenter l’espace intellectuel démocratique comme il est réellement : une gigantesque salle résonante où chaque citoyen possède un micro plus ou moins puissant et parle pour exprimer ses idées sur les sujets de son choix. Oui, vous avez bien compris, l’espace intellectuel démocratique, c’est le bordel. Mais il serait un peu facile de s’arrêter là. Car deux facteurs peuvent jouer pour faire ressortir un message audible de cette terrible cacophonie:

  • comme on l’a indiqué, les citoyens sont équipés de micros plus ou moins puissants: la puissance du micro est une analogie du pouvoir d’influence du citoyen qui s’exprime. Ainsi, un intellectuel médiatisé, une star du sport, un artiste à la mode, ou un youtubeur populaire auront une voix plus forte que le citoyen lambda. Mais précisons que ce pouvoir d’influence n’a en général rien à voir avec l’expertise et que les citoyens qui ont les micros les plus puissants ne sont pas forcément les plus légitimes à s’exprimer.

  •  l’audibilité du message exprimé croît avec le nombre de citoyens qui s’expriment sur le sujet. 

Ainsi, soit par l’influence, soit par le nombre des personnes qui s’expriment, certaines idées deviennent plus audibles que d’autres. Cela signifie également que les autres idées sont éclipsées. Du moins, il est beaucoup plus difficile de les entendre : imaginez-vous en train d’écouter quelqu’un qui parle faiblement lorsque vous êtes entouré de gens qui vous parlent bruyamment. En plus d’être difficile, c’est franchement insupportable.

Quelle est la conclusion de tout cela ? L’abondance d’informations conduit à une forme de désinformation. En effet, il est clair qu’au sein de cette insupportable cacophonie, la majorité des hommes démocratiques doivent renoncer à la réflexion:

  • soit en n’écoutant que les idées les plus audibles (qui deviennent de facto les idées majoritaires), ce qui les livre au péril de la manipulation;

  • soit en stoppant d’écouter pour retourner à d’autres préoccupations, matérielles ou professionnelles. Ces individus sortent de la salle résonante, et n’adoptent que les idées qui les arrangent le mieux quitte à ce qu’elles soient périlleuses pour la société. Cet individualisme est parfois teinté d’un scepticisme bien confortable : « puisque tout le monde dit tout et son contraire, alors c’est que toute idée est inutile, et donc à quoi bon penser? »

L’absence de réflexion vis-à-vis des informations reçues empêche les hommes de discerner la vérité parmi le mensonge. Voilà pourquoi cette abondance d’information finit par être une véritable désinformation.

Il existe quelques hommes destinés à s’élever au-dessus de cette cacophonie intellectuelle. Tels des aventuriers, ils cherchent à discerner la vérité dans la jungle d’informations qui les entoure. Ces hommes, déterminés à se construire leur opinion en rejetant le conformisme aussi bien que le scepticisme, forment une minorité. Pourtant, c’est sur eux que repose entièrement l’espoir de notre démocratie. Ils sont ses seuls éclaireurs et ses meilleurs défenseurs. 

On peut compter que la majorité des hommes s’arrêtera toujours dans l’un de ces deux états : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu’il faut croire.

Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d’elle-même qui naît de la science et s’élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu’aux efforts d’un très petit nombre d’hommes de l’atteindre.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie II, Chapitre 5 : Du gouvernement de la démocratie en Amérique.

Les hommes démocratiques ont peu de temps pour s’instruire

A ce que nous venons de dire, il faut de surcroît ajouter le facteur temps, c’est à dire que dans une démocratie, les hommes travaillent et ne disposent que d’un temps libre limité. Ainsi, lorsqu’un individu essaie de se forger une opinion, il ne peut entrer à chaque fois que pendant un temps limité dans la salle cacophonique décrite plus haut, ce qui n’arrange pas les choses. Il ne faut pas négliger cet aspect. En effet, là où l’ancienne élite aristocratique avait le temps libre pour se consacrer aux loisirs de la connaissance et de la pensée, les préoccupations matérielles dans une démocratie entravent considérablement la capacité des hommes à s’instruire.  

Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d’enseignement et mettre la science à bon marché [NDLR: avec toutes les vidéos YouTube que l’on veut], on ne fera jamais que les hommes s’instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.

Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Cette limite est placée plus loin dans certains pays, moins loin dans certains autres; mais pour qu’elle n’existât point, il faudrait que le peuple n’eût point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est à dire qu’il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient très éclairés, qu’un État où tous les citoyens soient riches; ce sont là deux difficultés corrélatives.

J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays; je vais même plus loin, et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées; mais ce qui leur manque toujours, plus ou moins, c’est l’art de juger les moyens tout en voulant sincèrement la fin.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie II, Chapitre 5 : Du gouvernement de la démocratie en Amérique.

« Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels ». Cette phrase courte est criante de vérité. En démocratie, le travail entrave l’instruction des hommes, à part peut-être dans le domaine étroit dans lequel ils appliquent leurs connaissances. La capacité des hommes à augmenter leurs connaissances générales, au-delà de leur périmètre professionnel, est donc proportionnelle au temps qu’ils peuvent dégager en dehors de leur travail pour s’instruire. Ce temps étant déjà considérablement rempli pour un individu qui travaille normalement, on peut considérer que seuls ceux qui peuvent vivre sans vraiment travailler ont l’opportunité de s’instruire significativement. Ces individus s’apparentent à une forme d’aristocratie qui peut se payer le luxe d’échapper au travail.  Travail et développement intellectuel sont donc tout à fait antinomiques. 

Bien sûr, il existe des chercheurs dont le métier est de contribuer à la connaissance, ce qui pourrait constituer une mince exception. Mais le statut même de chercheur, et le « travail » qui lui est associé, ne font pas toujours apparaître une liberté considérable dans la capacité à se développer personnellement. D’abord le chercheur est en général un spécialiste, c’est-à-dire qu’il ne traite que d’une infime partie de la connaissance de laquelle il ne peut pas s’éloigner (du moins s’il s’en éloigne, ce n’est plus son « travail »), ensuite il est de plus en plus embarrassé par des contraintes administratives qui le gênent dans ses activités intellectuelles. 

Hormis les chercheurs, qui peuvent parfois jongler habilement entre leur casquette « métier » et leur casquette « développement personnel » pour s’instruire sur leur temps de travail, nous ne voyons que les « intellectuels », comme on les appelle, qui parviennent à vivre de leurs idées et de leurs écrits. Parfois, ces derniers sont également professeurs à l’université ou journalistes ce qui leur permet sans doute de vivre décemment, quand ils ne possèdent pas déjà un capital économique conséquent. Toujours est-il que dans notre démocratie, ces individus qui peuvent vivre tout en s’instruisant et en communiquant leur savoir sont une infime minorité: tous les autres ont un travail qui ne leur laisse guère de temps pour une telle activité intellectuelle.

Le corollaire du manque de temps des hommes démocratiques pour l’instruction, est leur recherche d’informations rapides et superficielles. Ce désir de « connaissance rapide », aujourd’hui incarné par exemple par les applications de lecture rapide, ou par tel ou tel influenceur qui se flatte de lire x livres dans l’année, traduit tout bonnement un appauvrissement intellectuel. J’ai été récemment frappé d’apprendre sur un blog consacré à TikTok, que le réseau social conseillait à ses créateurs de contenu de faire des vidéos d’une longueur de 27 à 34 secondes (une durée qu’ils qualifient d’optimale), les vidéos de plus d’une minute étant perçues comme anxiogènes par 50% de leurs utilisateurs.

Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir. Il n’a guère le temps, et il perd le goût d’approfondir […]. L’habitude de l’inattention doit être considérée comme le plus grand vice de l’esprit démocratique.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie III, Chapitre 15 : De la gravité des Américains et pourquoi elle ne les empêche pas de faire souvent des choses inconsidérées.

Enfin, il est indéniable que l’individualisme qui anime le coeur des hommes démocratiques, et dont nous avons déjà parlé dans la partie 2, est un facteur essentiel qui détourne les hommes de la pensée, et particulièrement de la pensée politique qui a pour objet la société dans son ensemble. L’amour du confort, des jouissances présentes et faciles, grignote le peu de temps libre qui reste à l’homme démocratique pour penser aux périls qui menacent sa société (et qui le menace donc lui-aussi par extension).

Quand on a dit tout cela, on se demande vraiment combien d’hommes ont encore la capacité et la volonté de discerner dans le maelström médiatique ce qui est réellement bon pour leur société. Comment qualifier ces hommes, sinon de héros? 

Les démocraties sont extrêmement inertes sur le plan intellectuel

Nous avons vu que dans une démocratie numérique, comparable sur le plan intellectuel à une immense salle résonante, les individus, lorsqu’ils ont ou prennent le temps d’y entrer, et qu’ils ne la quittent pas par dégoût pour se réfugier dans des préjugés ou dans le scepticisme, parviennent à entendre des messages relativement audibles au milieu de la cacophonie d’informations. Ils parviennent à l’entendre, soit parce que le message est émis par des personnalités qui ont une forte influence médiatique, soit parce que nombre de leurs concitoyens émettent simultanément le même message, qui finit donc par s’entendre. 

Mais ce que nous voulons démontrer ici, et qui nous semble essentiel, c’est que même si certains messages sont audibles, les idées les plus vitales qui appelleraient une action immédiate n’ont quasiment jamais de réel impact politique parce qu’elles sont noyées parmi une multitude d’autres idées. La cacophonie ambiante, ajoutée à l’individualisme, finit par triompher de la volonté des hommes.  

Face à l’argument selon lequel les réseaux sociaux seraient une menace pour la démocratie ou pour le pouvoir, nous pouvons opposer le constat suivant: au contraire, il semble qu’en inondant les citoyens d’informations sur tous les sujets, de toute importance, et de manière plus ou moins exacte, on fait tout pour que la résultante politique des idées soit quasi-nulle. Si vous vous souvenez de vos cours de physique, on calcule le mouvement d’un corps en sommant les différentes forces qui s’y appliquent. La somme vectorielle des différentes forces, appelée résultante des forces, est la force effective qui s’applique sur le corps. Il est facile de voir que pour une multitude de forces s’appliquant de différentes manières au corps, la résultante est souvent faible. 

Autrement dit, les hommes s’agitent peut-être dans tous les sens, mais dans l’ensemble, ils sont comme des atomes qui oscillent autour d’une position d’équilibre immuable. Un peu comme l’air qui vous entoure en ce moment: même si les différents atomes qui le constituent sont en perpétuel mouvement (dans le cas contraire vous seriez instantanément gelé), l’ensemble est tout à fait immobile.

Nous avions déjà vu plus haut que l’exactitude des idées majoritaires n’était pas assurée dans une démocratie, et qu’il était difficile de chercher la vérité au sein de la mélasse des informations. Cette recherche de la vérité est d’autant plus ardue que l’homme démocratique a peu de temps à y consacrer. De l’abondance de l’information, naît en fait une difficulté additionnelle : l’impuissance globale des citoyens à relever ce qui compte réellement, et donc in fine, l’impuissance tout court. Ainsimême entourés de vérités, les hommes démocratiques seraient incapables de discerner celles qui lui sont réellement utiles, tant elles sont nombreuses.

Il y a une sorte d’ignorance qui naît de l’extrême publicité. Dans les États despotiques, les hommes ne savent comment agir, parce qu’on ne leur dit rien; chez les nations démocratiques, ils agissent souvent au hasard, parce qu’on a voulu tout leur dire. Les premiers ne savent pas, et les autres oublient. Les traits principaux de chaque tableau disparaissent pour eux parmi la multitude des détails.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie III, Chapitre 15 : De la gravité des Américains et pourquoi elle ne les empêche pas de faire souvent des choses inconsidérées.

En conséquence, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le régime démocratique favorise une inertie incroyable sur le plan intellectuel. Dans le Tome II, Tocqueville explique que les révolutions intellectuelles sont quasiment inexistantes en démocratie car les principes idéologiques déjà adoptés par la majorité sont inamovibles. Elles sont en tout cas très lentes, et nécessitent toujours beaucoup de courage de la part de ceux qui les portent comme nous l’avions souligné dans la partie 1, lorsque nous avons parlé de la puissance normative de la pensée majoritaire.

Cette inertie intellectuelle est un problème majeur de la démocratie, car cela la rend incapable de faire face aux problèmes systémiques dont les solutions iraient à l’encontre des principes idéologiques établis. Pour faire face à ce type de problèmes, il faudrait que les idées majoritaires soient renversées rapidement, ce qui est précisément impossible en démocratie, notamment à cause des facteurs que nous venons d’évoquer. Les hommes démocratiques ne semblent ni prêts, ni capables de remettre en cause ne serait-ce qu’à une partie de leurs acquis intellectuels pour traiter des problèmes de grande ampleur, comme le réchauffement climatique par exemple. Ils n’en discernent pas l’intérêt, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Les menaces lentes, invisibles et systémiques sont donc les pires dangers pour un peuple démocratique. Malheureusement, une fois le danger devenu réel, il est fort à parier que la démocratie et la liberté d’expression disparaîtront pour laisser place à un régime beaucoup plus autoritaire.

Oserais-je dire au milieu des ruines qui m’environnent? ce que je redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions.

Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir comme inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui troublent les peuples, mais qui les développent et qui les renouvellent. Quand je vois la propriété si mobile, et l’amour de la propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m’empêcher de craindre que les hommes n’arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme un péril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social comme un premier pas vers une révolution, et qu’ils refusent entièrement de se mouvoir de peur qu’on ne les entraîne. Je tremble, je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l’intérêt de leur propre avenir et de celui de leur descendant disparaisse, et qu’ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institutions, les mêmes préjugés, les mêmes moeurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et que, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie III, Chapitre 21 : Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares.

Que pouvons-nous dire de plus… En trois paragraphes, Tocqueville a résumé le problème majeur des démocraties. Cette citation pourrait bien être la plus importante de toutes.

Comment la démocratie peut-elle réapprendre à penser ?

Toute la question est alors la suivante. Comment faire évoluer les idées d’un peuple démocratique individualiste, centré sur ses intérêts privés, et dont le mode d’expression même est une forme de mutisme, pour qu’il prenne conscience qu’il est réellement en danger ? Tocqueville nous donne un élément de réponse:

Je pense qu’il est fort malaisé d’exciter l’enthousiasme d’un peuple démocratique par une théorie quelconque qui n’ait pas un rapport visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie III, Chapitre 21 : Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares.

Autrement dit, si les hommes ne se sentent pas menacés dans leur petit train-train quotidien, s’ils ne sont pas convaincus qu’ils peuvent réellement perdre quelque chose de valeur, il y a peu de chance qu’ils soient convaincus par quelque idée que ce soit. Ils pourront vous écouter leur dire que notre société va mal, du reste ils l’ont déjà entendu mille fois, ils pourront vous approuver de temps à autre, mais, une fois rentrés chez eux, ils oublieront ces idées comme autant de nuisances à leur petit bien-être personnel. Il en faut de beaucoup pour mouvoir des coeurs démocratiques.

Ne nous voilons pas la face, c’est une conclusion assez pessimiste. Comme nous l’avons dit, les menaces invisibles et systémiques passent en quelque sorte « sous le radar » des intérêts individualistes. Tout l’enjeu est alors de sensibiliser au maximum les individus pour leur faire prendre conscience du danger qu’une menace représente pour eux-mêmes. Nous avons pu analyser dans cette partie les différents mécanismes pour qu’une idée prenne de l’ampleur, qui sont en même temps les obstacles à son développement. Les bonnes idées, pour être audibles, doivent être émises par un nombre suffisamment important d’individus, et en particulier par des citoyens influents (intellectuels, influenceurs, artistes, politiques etc). Dans le cas contraire, elles ne sont pas écoutées. Mais au-delà, nous voyons encore deux obstacles à surmonter:

  • premièrement, il faut absolument lutter contre les conséquences de l’individualisme et réimpliquer les hommes dans la politique pour qu’ils s’intéressent davantage à ce qui concerne leur société. Nous avons émis dans la partie 2 quelques propositions en ce sens pour augmenter le civisme des hommes démocratiques (implication dans les affaires locales, sollicitations citoyennes plus fréquentes pour augmenter la conscience citoyenne des hommes… ). Nous avons vu en particulier que ce développement du civisme n’était pas forcément opposé à l’individualisme, dans la mesure où chacun a personnellement intérêt à ce que les affaires publiques prospèrent (santé, environnement, sécurité, éducation etc). 

  • deuxièmement, il est essentiel de former la capacité de discernement des hommes, c’est à dire leur esprit critique, pour que, devant des vérités multiples, leur bon sens leur permette de discerner celles qui sont les plus vitales. Cette capacité est directement dépendante de la qualité et de la neutralité de l’instruction des citoyens à l’école. Solliciter l’esprit critique de l’élève, le pousser à apprendre pour étendre ses connaissances (car, comme on l’a vu, il aura moins de temps pour le faire dans sa vie adulte), voilà le rôle fondamental que doit jouer l’école démocratique. Sans cela, le peuple démocratique n’est qu’un troupeau facilement manipulable. En particulier, l’école ne doit pas diffuser d’idéologie, car toute idéologie est un obstacle à la raison et donc à l’esprit critique. Quelle foi pouvons-nous avoir dans une société où les hommes sont manipulés dès leur enfance au lieu-même où ils sont censés s’émanciper intellectuellement? 

Plus de civisme et une meilleure instruction, voilà les deux piliers de la reconstruction intellectuelle des démocraties. En prenons-nous la route?

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