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Tocqueville 1/4 : L’égalité, à mi-chemin entre liberté et servitude

 

Dans cette première partie, nous nous intéressons au rapport entre égalité et liberté en politique, et plus précisément en démocratie. Nous verrons que ces deux idéaux sont antinomiques dans la pratique, et que les hommes démocratiques ont choisi l’égalité au détriment de la liberté. Ce choix doit les conduire à détruire toute forme d’inégalité entre eux, pour se soumettre à trois formes d’autorité que nous examinerons à la fin de cet article.

En fait, l’ambiguïté de la notion d’égalité en politique pourrait se résumer dans les deux lignes suivantes de Tocqueville:

Je ne sais que deux manières de faire régner l’égalité dans le monde politique : il faut donner des droits à chaque citoyen, ou n’en donner à personne.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie I, Chapitre 3: Etat social des Anglo-Américains.

Ce qui reflète déjà la finesse de la limite entre égalité démocratique et despotisme. Tocqueville ajoute:

D’un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur devient difficile de défendre leur indépendance contre les agressions du pouvoir. Aucun d’entre eux n’étant alors assez fort pour lutter seul avec avantage, il n’y a que la combinaison des forces de tous qui puisse garantir la liberté. Or, une pareille combinaison ne se rencontre pas toujours.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie I, Chapitre 3: Etat social des Anglo-Américains.

Ce qui se dessine ici au début de l’oeuvre de Tocqueville, et ce qui réapparaît tout au long des deux tomes, est l’idée suivante: la fin de l’aristocratie signe la dissolution des corps intermédiaires qui formaient un contre-pouvoir à la puissance politique. Le gouvernement, dont le peuple ne peut souffrir l’absence, se retrouve seul et plus puissant devant une masse de citoyens, certes désormais égaux, mais également plus faibles. La suppression des privilèges conduit à la concentration des pouvoirs dans les mains de l’État.

L’égalité stricte, c’est la disparition de la liberté

La liberté et l’égalité sont fondamentalement antinomiques. Pour une simple affaire de logique : si les hommes sont tous égaux, il ne peuvent pas être libres. L’égalité est une contrainte. Si à partir d’aujourd’hui, on décidait que tout le monde devait s’habiller en bleu avec des chaussures rouges, vous seriez à égalité avec les autres, mais vous ne seriez certainement pas libre. Si on vous disait que tous les citoyens de votre pays devaient travailler dans la même entreprise, avoir le même salaire et faire la même chose, vous seriez à égalité, mais toujours pas libre. Dans ces différents exemples, l’égalité est imposée par un « on » qui détient le pouvoir, parce que de telles contraintes ne pourraient être respectées dans une société libre. Toute égalité entre les hommes conduit à les « uniformiser », et donc à supprimer une part de leur liberté.

Revenons donc un instant à ce que nous devons comprendre par « égalité » en démocratie. Il semble que cette idée doit être plus élaborée qu’une absence totale de différences entre les individus.

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, Article Ier.

Dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, il est écrit que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Les deux derniers mots de cette phrase sont fondamentaux. Ce que l’on entend par égalité, ce n’est donc pas l’égalité stricte entre les hommes, c’est plutôt le fait d’avoir des droits égauxIl n’est nulle part écrit que les hommes doivent être identiques, car là serait la dictature. Il n’est pas non plus dit que les hommes ne doivent pas être inégaux, d’une manière ou d’une autre. Au contraire, la deuxième phrase de cet article Ier, qui est d’ailleurs souvent oubliée, énonce : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Autant dire que cette phrase laisse un boulevard à l’inégalité, puisque le concept d’ « utilité commune » est extrêmement vague. 

Rappelez-vous donc bien de la formulation exacte de cet Article Ier. Vous entendrez souvent des personnes l’invoquer à tort au nom de l’égalité des hommes, alors qu’il promeut au contraire l’égalité des droits, et autorise même l’inégalité lorsqu’elle est fondée sur l’utilité commune. Et cette égalité en droits énoncée dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est-elle finalement autre chose que la liberté (d’exercer ces droits)?

Le glissement de l’égalité en droits (i.e la liberté) telle que formulée dans la DDHC de 1789 vers l’égalité pure et dure des citoyens évoquée plus haut est assez dangereuse. Comme nous l’avons vu, ces deux « versions » de l’égalité sont en fait totalement antinomiques, puisque l’égalité en droits est une condition de la liberté, tandis que l’égalité de fait est une contrainte à la liberté.

Avant de continuer, faisons un petit détour spéculatif. Pourrait-on rêver d’une société où les inégalités de fait (et non de droits) disparaissent totalement? Cela n’impliquerait pas forcément que tous les hommes soient identiques car, a priori, l’inégalité n’est pas la différence. On pourrait donc imaginer une société d’hommes différents, mais égaux. Une telle société pourrait-elle réellement exister et se maintenir? C’est fort peu probable.

En effet, on n’a pas à regarder bien loin pour s’apercevoir que les différences naturelles entre les hommes engendrent des inégalités naturelles entre eux : l’intelligence, la détermination, la beauté, le charisme… sont autant de qualités qui font la réussite des hommes ou leur échec dans un contexte donné, à partir du moment où on leur donne la liberté d’exprimer ces qualités. Le renversement de la monarchie et de l’aristocratie voit certes disparaître l’inégalité héréditaire, mais laisse place à une forme d’inégalité tout aussi arbitraire, dans laquelle les hommes libres (car égaux en droits) se distinguent naturellement par leurs talents respectifs. En supposant que cela soit vraiment souhaitable, la seule manière de gommer cette inégalité entre les hommes serait de supprimer leur liberté. Ce serait, par exemple, d’empêcher la personne intelligente et déterminée de réussir mieux que les autres dans telle entreprise. On ne parle même pas ici d’argent, seulement de réussite. Ce serait aussi empêcher tel brillant orateur de devenir un avocat renommé. Ou telle personne resplendissante de beauté et de charisme d’être une star hollywoodienne. Dit autrement, l’égalité entre les hommes suppose la disparition de leur liberté. En effet, l’exercice libre de leurs différences naturelles mène à leur inégalité. 

Les hommes démocratiques préfèrent l’égalité à la liberté

La liberté (avoir les mêmes droits) et l’égalité (être comme tous les autres) sont donc deux idées fondamentalement antinomiques. Les hommes ont-ils une préférence entre ces deux idéaux: leur liberté d’un côté, ou la suppression de leurs inégalités de l’autre? Une position raisonnable serait sans doute de penser qu’une société juste établirait un certain équilibre entre égalité et liberté. Une société qui n’est pas le far west avec sa loi du plus fort, mais qui n’est pas non plus totalitaire, en niant aux individus le droit d’exercer leur talent de manière libre (soit une société qui conserve quelques inégalités). Mais Tocqueville, en fin sociologue, balaie d’un revers de main cette hypothèse: entre égalité et liberté, les hommes ont déjà fait leur choix, et celui-ci est sans appel.

Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands; mais il se rencontre aussi dans le coeur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté.

Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité; ils s’élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie I, Chapitre 3: Etat social des Anglo-Américains.

Ce désir d’égalité, ou plutôt cette aversion pour l’inégalité a un nom très simple: c’est ce qu’on appelle en général l’envie ou le ressentiment. L’envie est une tendance dominante des sociétés démocratiques pour Tocqueville. Celle-ci est une conséquence de l’individualisme (que nous analyserons plus en détail dans la partie 2), mais c’est également un effet de la progression de l’égalité des conditions. En effet, à mesure que l’égalité s’établit entre les hommes, leurs inégalités résiduelles leur devient de plus en plus insupportable et leur envie de tout ce qui est meilleur qu’eux s’accroit. On hait d’autant plus l’inégalité que celle-ci se raréfie et devient mesurable.

Plus qu’un choix, la progression de l’égalité des conditions apparaît chez Tocqueville comme un fait quasi-providentiel.

Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n’aient tourné au profit de l’égalité.

Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel […]. Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement que suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant connue,  put à son tour créer l’influence et donner le pouvoir, on ne fit point de découvertes dans les arts, on n’introduisit plus de perfectionnements dans le commerce et dans l’industrie, sans créer comme autant de nouveaux éléments d’égalité parmi les hommes. A partir de ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins qui viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel.  Le goût du luxe, l’amour de la guerre, l’empire de la mode, les passions les plus superficielles du coeur humain comme les plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie ; tous les hommes l’ont aidée de leurs efforts ; ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux-mêmes qui se sont déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.

Le développement de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles?

Où allons nous donc? Nul ne saurait le dire […].

De la démocratie en AmériqueTocqueville, Tome I, Introduction.

Lorsqu’on lit ce passage, on ne peut s’empêcher de penser par exemple aux smartphones ou à Netflix, que chacun ou presque d’entre nous utilise, quelle que soit sa condition ou son milieu. On ne peut nier que la démocratie et les progrès techniques qui l’ont accompagnée ont considérablement accru le niveau de vie de tous (malgré les inégalités qui demeurent). Le nivellement dont parle Tocqueville, c’est exactement le fait que la majorité des citoyens peut allumer TikTok, manger au McDo, prendre le RER ou simplement être soigné à l’hôpital.

Providence? Caractère naturel de l’esprit humain ? Il ne nous appartient pas de trancher. Mais ce qui semble évident, c’est que, sur le temps long, l’humanité progresse inéluctablement vers l’égalité de tous, plutôt que vers la liberté de tous. Cette tendance a des conséquences politiques que nous analysons dans la suite.

La progression de l’égalité conduit les hommes à se soumettre à trois formes de pouvoirs

Comme nous venons de le voir, les hommes semblent être mus par une passion d’égalité plus forte que leur passion de liberté. Cette préférence doit les conduire à réduire leurs inégalités au détriment de leur liberté, car nous avons montré que liberté et égalité étaient antinomiques, et que l’on ne pouvait accroître l’un sans diminuer l’autre. La question politique fondamentale que nous allons nous poser dans la suite est alors la suivante:  à quel(s) pouvoir(s) les hommes démocratiques consentent-ils donc finalement à se soumettre, eux qui ne semblent plus tolérer aucune forme d’inégalité? La réponse tient en trois points, que nous allons examiner successivement:

  • ils se soumettent d’abord à l’État, qu’ils critiquent volontiers mais dont ils reconnaissent la nécessité, en ce qu’il assure leur sécurité, leur ordre, leur soin, leur éducation, enfin presque toute leur vie citoyenne.

  • ils se soumettent ensuite aux grandes entreprises, en ce qu’elles assurent leur fourniture en différents biens et services. Ce sont en fait, en quelque sorte, des équivalents privés de l’Etat.

  • ils se soumettent enfin à eux-mêmes en tant que majorité, aussi bien politiquement, lorsqu’il s’agit d’élire leurs représentants, qu’idéologiquement lorsqu’il s’agit de penser, car il leur semble que les idées adoptées par la majorité de leurs concitoyens doivent être nécessairement bonnes, sans davantage de réflexion.

Dans la suite, nous examinons ces trois formes de dépendance auxquelles consentent les hommes contemporains, malgré leur haine naturelle pour l’inégalité. D’une manière paradoxale, nous verrons qu’à mesure que l’égalité entre les hommes progresse et que tout autre inégalité diminue, ces trois formes spéciales d’inégalité doivent s’accroître. L’idée fondamentale de cet article est la suivante : la démocratie gomme la plupart des inégalités entre les hommes mais en recrée spontanément pour assurer son fonctionnement. A l’image du principe de conservation de l’énergie en physique, c’est comme s’il existait dans toute société un principe de conservation de l’inégalité. Ces nouvelles inégalités sont moins nombreuses mais plus concentrées et beaucoup plus puissantes. 

Nous évoquerons en dernier la question des entreprises et du secteur privé car elle ne constitue pas le coeur de la pensée de Tocqueville. Nous trouverons cependant quelques surprises. Tocqueville n’est pas économiste et il n’a connu ni la mondialisation ni l’essor du capitalisme, cependant il arrive à formuler certains éléments d’anticipations remarquablement percutants !

1. Soumission à l’Etat. Comment la concentration des pouvoirs émerge de la démocratie

Paradoxalement, la marche de la démocratie doit conduire à une centralisation toujours plus forte du pouvoir politique, et donc à un État de plus en plus fort. En effet:

  • les hommes aimant de plus en plus l’égalité, ils supportent de moins en moins les moindres différences et privilèges. Cela conduit à un effacement des pouvoirs « intermédiaires » et, mécaniquement, à une concentration de ces pouvoirs, jadis indépendants, dans les mains de l’Etat.

  • les hommes étant de plus en plus individualistes, et se souciant de moins en moins des affaires publiques, ils se reposent toujours plus sur l’Etat auquel ils confient leur autonomie. 

Nous reviendrons dans la partie 2 sur l’individualisme démocratique. Pour le moment, il nous suffit d’admettre que, dans l’ensemble, les individus ne s’intéressent que très peu aux affaires politiques, et que cet aspect de la démocratie est amené à s’accroître avec le temps. Bref : un peuple à la fois envieux et mou, c’est dans cette combinaison malsaine de sentiments que prospère le monopole politique de l’État.

Avec les contestations récentes que nous avons connues en France (gilets jaunes, ou contestations contre la réforme des retraites par exemple), on pourrait pourtant imaginer que l’État n’a jamais été autant vilipendé. Il n’est pas rare non plus d’entendre que les Français ont la particularité de n’être « jamais contents ». Comment expliquer ce fait en apparence contradictoire avec ce qui vient d’être dit sur la soumission à l’État? C’est qu’il est nécessaire de faire ici une distinction. Ce n’est en fait pas l’État qui est la cible des critiques. Certes, certaines mouvances anarchistes revendiquent la destruction de l’Etat, mais cela constitue une infime minorité de la démocratie. Au contraire, la plupart des citoyens admettent son rôle indispensable, notamment lors des crises (exemple de la crise Covid). La plupart du temps, ce n’est donc pas l’État, mais plutôt son dépositaire qu’ils mésestiment. Et c’est bien différent. La contestation n’est donc que superficielle. Elle est même assez stérile et puérile: les hommes se font une joie de critiquer celui d’entre eux qui doit les gouverner, mais ne remettent jamais en cause sa nécessité institutionnelle. En effet, comment le pourraient-ils, eux qui en sont si dépendants?

Quelle que soit l’idée que vous vous faites de l’importance de l’État dans votre vie, cette idée sous-estime très probablement la réalité. Vous avez pensé sans doute aux domaines régaliens classiques: l’Etat gère en grande partie l’éducation via ses écoles et ses universités, le soin via ses hôpitaux. Il assure la sécurité de tous, via sa police et sa gendarmerie, et il a la responsabilité de défendre sa population en cas de guerre, en mobilisant son armée. Il coordonne la redistribution sociale via ses finances publiques, et assure(ra) votre retraite. C’est déjà beaucoup. Mais il gère encore votre approvisionnement en électricité (essentiellement en tout cas, via EDF). Il vous permet de prendre les transports en commun dans votre ville, et le train en France. Il finance une partie de l’audiovisuel public, vous permettant d’écouter France Inter (radio la plus écoutée de France). Il est d’ailleurs le garant du bon fonctionnement des télécommunications sur le territoire (radio, téléphonie, télévision). Il contribue, avec les députés et les sénateurs, à faire évoluer les lois. Il assure également le respect de ces lois, puisqu’il est le responsable de la justice … La liste est interminable. La bonne question serait finalement de savoir ce que l’État ne fait pas pour vous.

Quelques facteurs peuvent encore accroître la concentration du pouvoir de l’Etat:

  • l’ignorance de la société, car l’ignorance rend dépendant

  • la guerre

  • d’une manière générale, tout ce qui menace l’ordre public (ex. guerre civile, pandémie etc.) puisque cela contribue à renforcer la dépendance des citoyens

  • enfin, la personnalité démocratique du souverain.

Ce dernier point peut sembler étrange à première vue. Mais comme nous l’avons vu à l’instant, le chef de l’État est souvent en lui-même un frein à l’État en ceci qu’il est souvent critiqué par le peuple. Il doit donc chercher à gommer le sentiment d’inégalité qu’il donne aux hommes qui le considèrent. C’est pourquoi Tocqueville affirme que le chef de l’Etat aura d’autant plus de pouvoir qu’il se voudra « démocratique » et qu’il fera mine d’aimer l’égalité.

Dans les sociétés démocratiques, la centralisation sera toujours d’autant plus grande que le souverain sera moins aristocratique : voilà la règle […].

La première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser la puissance publique dans une société démocratique, est d’aimer l’égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie IV, Chapitre 4 : De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l’en détournent.

Autrement dit, le peuple consent à se soumettre à un homme, si cet homme lui donne l’illusion d’être comme eux, et de rechercher l’égalité. Il n’y a pas meilleure définition de la démagogie. On ne trouverait pas de meilleur mode d’emploi pour gouverner que ces quelques mots de Tocqueville.

2. Soumission à la majorité

C’est souvent au pouvoir politique que l’on associe les idées de despotisme, de tyrannie ou d’autoritarisme. C’est oublier cependant que, dans une démocratie, c’est la majorité qui choisit pour l’ensemble du peuple son pouvoir politique. C’est elle qui impose pour le reste des citoyens celui qui sera le chef de l’État. Si 51% des électeurs votent pour le candidat A, les 49% autres électeurs ayant voté pour le candidat B doivent se soumettre aux premiers. Nous avons l’habitude d’accepter ce principe et de le juger comme « démocratique », car il nous semble que la loi imposée par le plus grand nombre est la plus juste, comme elle satisfait le plus de personnes.  Cependant, la décision prise par le groupe le plus nombreux est-elle toujours la plus juste ou la plus bénéfique pour l’ensemble des citoyens?  Si un homme ou un État peut être injuste, pourquoi en serait-il autrement d’une majorité d’hommes? 

Les statisticiens vous diront qu’en moyenne (leur formule favorite), un nombre important d’individus a peu de chance de se tromper, ou de prendre de mauvaises décisions pour la société. Du moins, il leur semble certain qu’un nombre important d’hommes a toujours moins de chance de se tromper qu’un nombre réduit de personnes. Permettez-moi de douter de cet argument. Voici au moins deux arguments qui vont à l’encontre de la légitimité statistique de la majorité:

  • Premièrement, les facteurs qui entraînent les décisions des individus ne sont presque jamais indépendants. Il est faux de considérer qu’un grand nombre de personnes pense mieux qu’un petit nombre, si tout le monde décide non pas de manière indépendante, mais sous une influence commune. Ainsi, peu importe qu’une société soit composée de 70 millions de citoyens, si tous ces citoyens sont influencés par une centaine de médias et d’individus. L’aspect démocratique réside alors dans la diversité des centres d’influence (médias, personnalités etc), et non plus dans la diversité des points de vue des citoyens.

  • Deuxièmement, la puissance normative de la pensée majoritaire est si grande, qu’il est beaucoup plus simple de s’y soumettre que de la remettre en cause. Ainsi, plus une idée prend de l’ampleur, plus elle a de chance de remporter l’adhésion, indépendamment de son caractère juste ou injuste. C’est le phénomène de « mode » ou de conformisme.

Du fait de ces deux mécanismes, l’approche statistique qui considère qu’une majorité est plus intelligente qu’une minorité est totalement invalidée en démocratie. Pour qu’elle soit valide, il faudrait que les hommes démocratiques raisonnent tous de manière indépendante, or la structure même de la diffusion de l’information fait qu’ils sont toujours influencés d’une manière ou d’une autre par un nombre réduit de médias, et d’autre part, ils n’ont pas toujours le courage intellectuel d’adopter un point de vue qui n’est pas à la mode. Nous reviendrons dans la partie 3 sur la question essentielle de la formation et de la diffusion des idées en démocratie.

A bien considérer les choses, on ne s’étonne pas beaucoup du concept formulé par Tocqueville de « tyrannie de la majorité ».  « Si la majorité de la société pense que…  » c’est que ceux qui ne pensent pas pareil ont tort. Cela induit une forme de soumission aux idées « majoritaires », car on ne souhaite pas être exclu. On a là une forme de despotisme certes plus doux, mais aussi plus puissant car il se veut universel.

La soumission à la majorité, c’est à dire à la quantité, peut aussi être vu simplement comme l’aversion à la qualité. Nous l’avons dit, les hommes démocratiques ne supportent pas les inégalités. De ce fait, ils ont une tendance naturelle à exclure le talent, et une affection toute particulière pour les modes. De là vient que le génie n’a plus sa place en démocratie, tandis que le conformiste y est adulé. L’aristocratie était l’ère de la qualité ; la démocratie est l’ère de la quantité.

3. Soumission aux grandes entreprises. Comment l’aristocratie économique émerge de la démocratie

Il est vrai que De la démocratie en Amérique est un essai philosophique, politique et social, mais pas économique. Comme on l’a vu, Tocqueville analyse la tyrannie de la majorité et la montée en puissance de l’Etat dans une société individualiste. On pourrait penser, à juste titre, qu’une partie du tableau manque dans l’analyse de Tocqueville pour décrire pleinement la société actuelle. Celle-ci semble en fait davantage dominée par les multinationales et par les organismes financiers que par l’Etat. Et comment Tocqueville aurait-il pu décrire tout cela, lui qui fut un homme du XIXè siècle? Pourtant, dans un court chapitre du Tome II, qu’il nomme « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie? » il prévoit avec une incroyable justesse l’essor du capitalisme.

L’idée est la suivante. Les hommes démocratiques, dans leur quête de l’enrichissement, se tournent en majorité vers l’industrie et le commerce, deux professions qui leur permettent de gagner de l’argent rapidement. Or, les deux axiomes de la science industrielle qui sont d’une part la spécialisation (quelqu’un qui fait uniquement la même tâche est plus efficace) et d’autre part l’économie d’échelle (plus l’industrie est grande, plus elle peut produire à bas coût), vont entraîner une mutation économique irrémédiable en créant progressivement deux catégories de travailleurs : les ouvriers, exploités pour leur savoir-faire, et les cadres qui sont à la manoeuvre générale des usines. Ce sont bien ces deux principes industriels qui provoquent cette évolution: si tous les hommes occupaient toutes les tâches dans une entreprise, il n’y aurait aucune différence sociale entre eux. Et dans une entreprise à taille humaine de 5 personnes, il n’y a guère de ségrégation sociale entre les individus. Comme le souligne Tocqueville, la spécialisation est particulièrement pernicieuse :

Que doit-on attendre d’un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d’épingles ? et à quoi peut désormais s’appliquer chez lui cette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde, sinon à rechercher le meilleur moyen de faire des têtes d’épingles ! […]

C’est en vain que les lois et les moeurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les barrières et de lui ouvrir de tous côtés mille chemins différents vers la fortune : une théorie industrielle plus puissante que les moeurs et les lois l’a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu’il ne peut quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement universel, elle l’a rendu immobile.

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie II, Chapitre 20 : Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie?

Ce chapitre de l’oeuvre de Tocqueville est extrêmement important. Que nous dit-il? Que la démocratie n’efface jamais complètement l’aristocratie. Certes, l’Etat demeure. Certes, la majorité gouverne idéologiquement. Mais de par la nature du système démocratique, il doit subsister une troisième forme de pouvoir qui n’est ni l’État, ni la majorité : une aristocratie économique. En effet, la démocratie pousse à l’individualisme, l’individualisme mène au désir de richesse, le désir de richesse porte à l’industrie, et enfin l’industrie doit recréer une forme d’aristocratie pour s’établir.  A une différence près, c’est qu’aujourd’hui dans les sociétés occidentales, les services, la finance et la tech ont en partie remplacé l’industrie.

Cette nouvelle élite, économique, est radicalement différente des aristocraties anciennes composées d’une classe d’hommes nobles gouvernant et protégeant leur peuple. Aujourd’hui, les magnats de la finance et de la tech et leurs armées de cadres ne forment aucun corps, ne cherchent pas à gouverner les hommes, mais simplement à se servir d’eux pour s’enrichir. C’est une aristocratie factice, uniquement mue par la froide quête du gain. Elle ne possède aucune valeur, sinon sa valeur financière. Dans cette aristocratie, il n’existe aucun lien entre les hommes, si ce n’est celui du contrat formé sur la base d’intérêts réciproques éphémères. Si cette aristocratie est sans doute moins dangereuse, moins brutale que celle que celle que nous avons quittée, elle est aussi plus cynique.

Et Tocqueville de conclure :  

C’est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l’inégalité permanente des conditions et l’aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu’elles y entreront par cette porte. 

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie II, Chapitre 20 : Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie?

La prédiction de Tocqueville n’est-elle pas réalisée?

Ces trois formes d’inégalité sont-elles souhaitables?

Nous venons de le voir, les régimes démocratiques sont loin d’être tout à fait libres. Dépendance à l’État, dépendance à la majorité, dépendance à l’élite économique… il n’y a qu’un pas entre la démocratie et une certaine forme de despostisme. Certains rêvent même peut-être d’affermir ces trois formes de tyrannie. Il suffit d’écouter leurs arguments: « l’État sait mieux que les citoyens ce qui est bon pour eux », « seule la majorité est légitime, telle est la démocratie », « nous dépendons des grandes entreprises qui ont un savoir-faire unique, il est normal de les laisser gouverner de plus en plus les affaires publiques et la vie des citoyens »…   

Mais Tocqueville nous met en garde: la forme de tyrannie qui résulterait de la démocratie n’aurait rien à voir avec la monarchie des siècles passés. Parce que les valeurs morales communes (dispensées par la religion) se sont perdues (nous y reviendrons dans la dernière partie), parce que les corps aristocratiques qui faisaient contrepoids au pouvoir ont disparu, l’ensemble des individus faibles et indistinguables serait particulièrement vulnérable à une dictature. Les deux passages ci-dessous forment un bloc un peu long, mais leur lecture me semble nécessaire car ils expliquent clairement la différence de nature entre les monarchies passées et le despotisme démocratique. 

S’il était vrai que les lois et les moeurs fussent insuffisantes au maintien des institutions démocratiques, quel autre refuge resterait-il aux nations, sinon le despotisme d’un seul?

Je sais que de nos jours il y a bien des gens honnêtes que cet avenir n’effraie guère, et qui, fatigués de la liberté, aimeraient à se reposer enfin loin de ses orages.

Mais ceux-là connaissent bien mal le port vers lequel ils se dirigent. Préoccupés de leurs souvenirs, ils jugent le pouvoir absolu par ce qu’il a été jadis, et non par ce qu’il pourrait être de nos jours.

Si le pouvoir absolu venait à s’établir à nouveau chez les peuples démocratiques de l’Europe, je ne doute pas qu’il n’y pris une forme nouvelle et qu’il ne s’y montrât sous des traits inconnus à nos pères.

Il fut un temps en Europe où la loi, ainsi que le consentement du peuple, avaient revêtu les rois d’un pouvoir presque sans bornes. Mais il ne leur arrivait presque jamais de s’en servir. Je ne parlerai point des prérogatives de la noblesse, de l’autorité des cours souveraines, du droit des corporations, des privilèges de province, qui, tout en amortissant les coups de l’autorité, maintenaient dans la nation un esprit de résistance. Indépendamment de ces institutions politiques, qui, souvent contraires à la liberté des particuliers, servaient cependant à entretenir l’amour de la liberté dans les âmes, et dont, sous ce rapport, l’utilité se conçoit sans peine, les opinions et les moeurs élevaient autour du pouvoir royal des barrières moins connues, mais non moins puissantes.

La religion, l’amour des sujets, la bonté du prince, l’honneur, l’esprit de famille, les préjugés de province, la coutume et l’opinion publique, bornaient le pouvoir des rois, et enfermaient dans un cercle invisible leur autorité. Alors la constitution des peuples était despotique, et leurs moeurs libres. Les princes avaient le droit mais non la faculté ni le désir de tout faire.

Des barrières qui arrêtaient jadis la tyrannie, que nous reste-t-il aujourd’hui?

La religion ayant perdu son empire sur les âmes, la borne la plus visible qui divisait le bien et le mal se trouve renversée; tout semble douteux et incertain dans le monde moral; les rois et les peuples y marchent au hasard, et nul ne saurait dire où sont les limites naturelles du despotisme et les bornes de la licence.

De longues révolutions ont pour jamais détruit le respect qui environnait les chefs de l’Etat. Déchargés du poids de l’estime publique, les princes peuvent désormais se livrer sans crainte à l’enivrement du pouvoir. Quand les rois voient le coeur des peuples qui vient au-devant d’eux, ils sont cléments, parce qu’ils se sentent forts; et ils ménagent l’amour de leurs sujets, parce que l’amour des sujets est l’appui du trône. Il s’établit alors entre le prince et le peuple un échange de sentiments dont la douceur rappelle au sein de la société l’intérieur de la famille. Les sujets, tout en murmurant contre le souverain, s’affligent encore de lui déplaire, et le souverain frappe ses sujets d’une main légère, ainsi qu’un père châtie ses enfants.

Mais quand une fois le prestige de la royauté s’est évanoui au milieu du tumulte de révolutions; lorsque les rois, se succédant sur le trône, y ont tour à tour exposé au regard des peuples la faiblesse du droit et la dureté du fait, personne ne voit plus dans le souverain le père de l’Etat, et chacun y aperçoit un maître. S’il est faible, on le méprise; on le hait s’il est fort. Lui-même est plein de colère et de crainte; il se voit ainsi qu’un étranger dans son pays, et il traite ses sujets en vaincus.[…]

Pendant que la noblesse jouissait de son pouvoir, et longtemps encore après qu’elle l’eut perdu, l’honneur aristocratique donnait une force extraordinaire aux résistances individuelles. On voyait alors des hommes qui, malgré leur impuissance, entretenaient encore une haute idée de leur valeur individuelle, et osaient résister isolément à l’effort de la puissance publique. Mais de nos jours, où toutes les classes achèvent de se confondre, où l’individu disparaît de plus en plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l’obscurité commune ; aujourd’hui que l’honneur monarchique ayant presque perdu son empire sans être remplacé par la vertu, rien ne soutient plus l’homme au-dessus de lui-même, qui peut dire où s’arrêteraient les exigences du pouvoir et les complaisances de la faiblesse?

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome I, Partie II, Chapitre 9 : Des causes principales qui tendent à maintenir la république démocratique aux Etats-Unis.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ; je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages : que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie IV, Chapitre 6: Quel espèce de despotisme les nations démocratiques ont-elles à craindre?

Ces passages sont suffisamment clairs et ne requièrent pas plus d’explication. Ce qu’il faut retenir, c’est que les moeurs démocratiques qui sont profondément individualistes n’ont rien à voir avec les moeurs d’antan. Et que par conséquent, un despotisme démocratique fondé sur l’État, les grandes entreprises et la majorité pourrait être particulièrement nuisible à la société.

Un dernier mot avant de conclure : la faculté d’élire tous les 5 ans le chef de l’Etat donne l’illusion aux hommes de rester souverains. En réalité, eux qui portent si peu d’intérêt aux affaires publiques, et qui perdent leur autonomie sur à peu près tous les plans de leur vie quotidienne, comment pourraient-ils décider judicieusement de celui qui est le plus apte à diriger les affaires du pays?

Conclusion : quelle solution pour lutter contre ces nouveaux despotismes ?

Pour autant, il ne s’agit pas pour Tocqueville de renier la démocratie, dont la marche est inarrêtable, et de promouvoir de vieilles institutions aristocratiques dont plus personne ne veut. Il le dit lui-même très clairement:

Je suis convaincu, d’autre part, que tous ceux qui, dans les siècles où nous entrons, essayeront d’appuyer l’autorité sur le privilège et l’aristocratie, échoueront. Tous ceux qui voudront attirer et retenir l’autorité dans le sein d’une seule classe échoueront […]. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne de se montrer tels, c’est de l’être ; le succès de leur sainte entreprise en dépend.

Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du sein de la société démocratique […].

De la démocratie en Amérique, Tocqueville, Tome II, Partie IV, Chapitre 7: Suite des chapitres précédents.

Tout le défi est alors là: faire sortir la liberté de l’égalité démocratique. Après tous les vices de la démocratie que nous a exposés Tocqueville, cela ne nous semble pas une affaire si simple. Mais Tocqueville pouvait-il conclure autrement son ouvrage? Il se rend compte que la marche de l’égalité des conditions est implacable, et que tout souhait de « rembobiner » le film n’a aucune chance de réussir tant l’amour des citoyens pour leur individualisme est fort. La seule espérance qui demeure est d’aligner leur individualisme sur l’intérêt de tous, et de les réintéresser à la chose publique. C’est ce que nous allons voir dans notre deuxième partie.

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